« ...que la grève, tout du moins sous sa forme actuelle, échoue totalement à servir les intérêts qu’elle prétend défendre, et ce indépendamment du bien-fondé des revendications ou du soutien dont bénéficie initialement le mouvement. La raison principale de cet échec, plus encore que la domination toujours plus écrasante du capital sur le travail, est que le mouvement protestataire finit immanquablement par perdre la seule bataille qui compte encore aujourd’hui, qui est celle de l’opinion.
C'est un fait. Il faut dire que la cible du mouvement protestataire, qu’il s’agisse de l’État ou des grands groupes à la tête du pays, bénéficie d’un soutien de poids : une machine médiatique en ordre de marche et réfugiée derrière le sacro-saint droit à l’information. La stratégie est alors bien connue : saturer l’espace médiatique. Quoi qu’on regarde, quoi qu’on écoute, quoi qu’on lise, il faut que la grève soit là. Matin, midi et soir, dimanche et jours fériés compris. Pas nécessairement traitée de manière trop négative, - la ficelle serait trop grosse -, mais il faut qu’elle soit présente, toujours, où que l’on tourne la tête. Tant et si bien que ce n’est pas le prétendu individualisme forcené de l’homme moderne qui tue le mouvement protestataire, mais bien l’écœurement qui intervient quand l’objectif a été atteint : l’assimilation de ce même mouvement à la couverture médiatique qui lui est réservé. »

Neil s’arrêta d'écrire et jeta un coup d’œil à son portable. Bientôt dix-neuf heures. Il devait se dépêcher s’il ne voulait pas être en retard. Il reposa son stylo, ôta ses lunettes et s’étira un instant.
Depuis qu’il était rentré de ses trois ans passés coupé du monde, il ressentait le besoin d’écrire, pour partager un peu de son expérience, de ses réflexions. Il ne savait pas encore quelle forme cela prendrait, aussi essayait-il plusieurs formats, qu’il gardait pour l’instant pour lui. Il y passait bon nombre de ses soirées, soit à retravailler les notes qu’il avait pu prendre dans sa cabane perdue dans le Wyoming, soit à coucher sur le papier et à essayer d’organiser les pensées qui le travaillaient régulièrement, comme ce soir.

Mais là il allait s’accorder un break, car ce soir il allait manger avec Amelia. A cette seule idée un sourire franc éclaira son visage. La retrouver avait été la meilleure chose qui lui était arrivée depuis son retour en Californie. Ils avaient enfin mis derrière eux le sujet douloureux de son adoption et ils étaient désormais plus proches que jamais. Après avoir rapidement vérifié dans le reflet de la fenêtre qu’il était vaguement présentable, il avait attrapé sa veste et avait quitté son minuscule appartement.

Amelia lui avait donné rendez-vous devant le restaurant japonais, dans le quartier de Loma Alta. Il n’était pas encore arrivé que déjà il appréhendait le maniement des baguettes. A tous les coups elle avait choisi cet endroit pour pouvoir se payer sa tête. Mais bon, c’était de bonne guerre car d’après ce qu’il avait compris, elle avait des histoires croustillantes à lui raconter, dans lesquelles elle ne serait pas forcément à son avantage. Il en jubilait d’avance.
Comme toujours, Amelia était en retard, et comme toujours il était arrivé à l’heure. Au cas où. Toujours souriant, il s’installa sur un banc et sortit un bouquin de la poche intérieure de sa veste.
Heureusement, il avait l’habitude. Il était rôdé.

"Et merde ! " Amelia courait dans son appartement afin de chercher sa foutue deuxième chaussure, manquante pour une raison inconnue. Elle avait passé la journée à donner des cours de violon chez elle, et son dernier cours s'était terminé il y avait 20 minutes. N'ayant pas arrêté de la journée, elle s'était accordée cinq minutes de pause affalée sur le canapé avant de rejoindre son frère... Mais s'était endormie. Pas longtemps, juste assez pour avoir quinze minutes de retard, ce qui allait être bien assez à son frère pour qu'il le lui rappelle le restant de ses jours. Elle avait beau essayer d'être à l'heure, il était toujours là avant elle, et ce soir n'échapperait visiblement pas à la règle. Elle trouva enfin sa deuxième chaussure, enfila une veste et partit en courant. Elle réussi à monter dans le bus juste avant qu'il ne reparte, et consulta son téléphone afin de voir si son frère lui avait dit quelque chose. Rien. Il devait être en train de l'attendre en savourant sa "victoire" - comme si Amelia passait sa vie à être en retard. C'était faux, d'ailleurs ; elle arrivait juste à se mettre en retard d'une façon ou d'une autre à chaque fois qu'elle devait voir son frère, et ce bien malgré elle. Peut-être que les psychologues se régaleraient sur son cas, elle s'en fichait.

Elle se cala au fond du bus, regardant par la fenêtre, Dancing with myself dans les écouteurs. Elle était heureuse que son frère ai fini par rentrer de sa retraite dans les montagnes, tout comme elle ne regrettait pas sa décision à elle de revenir en ville après ces années d'errance. Elle avait eu peur de renouer avec ses parents et du mal à pardonner mais Neil l'avait beaucoup aidée et aujourd'hui tout allait mieux. Un feu rouge, puis un autre. Le bus n'allait pas l'aider à rattraper son retard. Elle atteignit son arrêt six minutes trente-trois plus tard, pressant le pas... avant de voir son frère tranquillement installé sur un banc à bouquiner. Évidemment. Jamais en retard, toujours régulier comme une horloge. Elle s'approcha, un sourire moqueur sur les lèvres. "J'espère que tu lis Le Charisme pour les nuls, ça pourrait bien t'aider ! Comment ça va, frangin ? " Elle le serra dans ses bras, contente de le retrouver.

Plongé dans sa lecture, il n’avait pas vu le temps passer, et c’est quelque peu surpris qu’il redressa la tête quand il entendit Amelia l’interpeller. Au moins son retard ne lui avait pas fait perdre son sens de l’humour légendaire. C’était une des choses qu’il admirait le plus chez elle, sa capacité à être à l’aise en toutes circonstances, quand lui passait son temps à s’excuser pour un oui ou pour un non. Il rangea son exemplaire de Walden dans la poche intérieure de son manteau et rendit son étreinte à sa sœur. « Ça tombe bien que tu en parles, car je viens justement de le finir il y a cinq minutes, en t’attendant. Et je voudrais ton avis sur la question. »
Il se racla la gorge, fit quelques gestes pour s'échauffer, puis il cala son poing sur sa hanche, et se tint là, le mention fier, le regard fixé sur un avenir radieux que lui seul pouvait voir. Une pose à immortaliser dans le bronze, au bas mot. « Alors ? Conquise par mon charisme ? »

Si elle l’était, elle cacha fort bien son jeu, et il ne tint pas longtemps avant d’éclater de rire. Visiblement, c’était pas gagné. Maintenant qu’il lui avait fait (subtilement) remarqué qu’elle était (encore) en retard, il pouvait passer à la suite de la soirée, et donc à la rencontre à venir avec le poisson cru qu’il appréhendait tant. « Jusqu’à ce que je vois le restaurant que tu avais choisi, ça allait plutôt pas mal. C’est la nouvelle façon que tu as trouvée pour m’humilier c’est ça ? » Son regard se posa sur les néons au-dessus du restaurant et il prit une grande inspiration. Il avait beau s’être nourri pendant trois ans de ce qui lui tombait sous la main en forêt, son intrépidité culinaire n’avait pas encore atteint la péninsule asiatique. L’essentiel de leur gastronomie le laissait perplexe. Si on avait maîtrisé le feu il y a des dizaines de milliers d’années, ce n’était pas pour bouffer cru, bordel ! « Bon, c’est pas tout, mais j’ai faim. Et puis, il faut qu’on parle de Todd. Ça fait deux jours que j’attends qu’on parle de Todd. Je n’en peux plus d’attendre. » Finalement, rassemblant son courage, il poussa la porte du restaurant et entra.

Amelia était toujours contente de passer du temps avec son frère, surtout depuis qu'ils avaient renoués. Il lui renvoya évidemment sa pique, comme toujours. Elle lui tapota l'épaule d'un air condescendant. «C'est vrai que question charisme j'en connais un rayon, n'hésite pas à me demander ce que tu veux, frangin !» Il se mit également à faire l'andouille, et elle sortit son meilleur jeu d'actrice pour lui offrir sa meilleure tête émerveillée. «Quel homme ! On dirait le fils caché de Leonardo Di Caprio et de Tom Cruise qui aurait été bercé trop près du mur !»

Elle le pris par le bras et ils se dirigèrent vers le restaurant, tandis qu'elle sentait son ventre gargouiller. Elle avait oublié que son frère n'avait pas mangé de nourriture exotique depuis longtemps, et sa remarque la fit rire. «Tu verras, c'est rien d'insurmontable ! Je suis sûre que ça va te plaire.» Il avait aussi l'air de laisser entendre qu'il avait faim, et dit au dernier moment quelque chose qui l'interpella. Elle lui avait évidemment raconté qu'elle avait eu une mésaventure avec un certain Todd, mais il était loin de tout savoir. Il aurait la suite de l'aventure une fois qu'ils seraient installés.

Une fois à l'intérieur, un serveur les mena vers la table qu'on leur avait réservé. Le restaurant était déjà assez bondé, il avait ouvert il y avait de cela quelques mois mais était déjà devenu un incontournable pour les amateurs de cuisine japonaise. Amelia se précipita sur la banquette, sans laisser d'autre choix à son frère que de prendre la chaise lui faisant face. Ils commandèrent, et en attendant leur nourriture elle sentit le regard inquisiteur de son frère sur elle, et soupira avant de cracher le morceau. «Bon, ok... Parlons de Todd. Il y a deux semaines, une connaissance, Karen, a à tout prix voulu que j'accepte un rendez-vous avec un de ses grands amis, Todd... Mais il préfère qu'on l'appelle "T-Dope", c'est la première chose qu'il m'a dite. Je ne sais même pas pourquoi je ne suis pas sortie du bar à ce moment-là.» Elle était impatiente de lui raconter tout ce rendez-vous qui avait été un pur échec, mais également de lui parler d'Evan... Et elle se demandait bien comment il allait réagir. Il faut dire qu'Evan était son premier crush véritable depuis sa relation avec Luke, et dieu sait comment celle-ci avait mal finie, et dans quel état Amelia s'était retrouvée après.

Quand ils entrèrent, le restaurant était bondé, pratiquement toutes les tables étaient occupées. Le serveur les accompagna jusqu’à la leur, et comme à son habitude Amélia se rua sur la banquette, lui laissant la chaise. Grand prince il fit un geste comme s’il l’invitait à prendre place, mais elle était déjà installée depuis trente bonnes secondes le temps qu’il réalise que son siège était légèrement bancal. Mais il s’en moquait car pour l’instant il avait d’autres poissons à frire. Il fallait qu’ils parlent de Todd.

Neil avait fait la connaissance de Todd il y a à peu près deux semaines. Enfin, faire connaissance est dans ce cas un bien grand mot puisqu’il était tranquillement chez lui à bouquiner quand il reçut un appel d’un ami qui l’informait que sa sœur était actuellement dans un bar avec un type à qui on ne rendrait pas justice en le qualifiant de « gros beauf », et qu’il fallait absolument qu’il vienne voir ça. Il paraîtrait même que le type était en train de faire parler son biceps au moment précis où son pote prononçait les mots « gros beauf ». Neil en était à se demander s’il n’était pas plus prudent de planifier une intervention quand on parla de sa sœur comme étant « au bout de sa vie ». Rassuré il raccrocha, tout en se promettant d’aborder cette rencontre à la première occasion qui lui serait donnée.

Et c’est pour cela qu’il n’avait pas décroché un mot depuis qu’ils s’étaient assis, se contentant de fixer Amelia avec un petit sourire en coin. D’ailleurs elle comprit immédiatement où il voulait en venir et commença à raconter leur conte de fées. « Tu devrais commencer par changer d’amis, sœurette, ces gens-là te veulent du mal. » Rien que d’imaginer que présenter Amélia à un mec tenant à être appelé T-Dope puisse être une bonne idée, ça allait sûrement lui faire le reste de la soirée. « Et comment ça s’est passé ensuite ? Il t’a présenté au reste de son crew ? Vous deviez avoir tellement en commun, je veux tout savoir ! »

C’est malheureusement le moment que choisit le serveur pour venir prendre leurs commandes. Neil avait rapidement compulsé le menu pour ne pas être pris au dépourvu. Il laissa Amelia choisir avant d’opter pour des yakitoris, qu’ils estimaient devoir être probablement cuits. Malheureusement la venue du serveur l’avait interrompu dans ses boutades, et il ne se sentait plus de tout reprendre depuis le début. Après avoir foudroyé le pauvre serveur du regard, il se retourna donc vers sa frangine. « Comment t’as fait pour t’en débarrasser ? Tu ne lui as pas parlé musique classique quand même, you monster ? » Petite grimace faussement outrée, tandis qu’il imaginait T-Dope faisant une attaque de panique en entendant parler de Chopin.
Chope un quoi, d’abord ?